Titin, le carillonneur de Banon
Celui que nous appelions "Titin" se nommait Augustin Bonnefoy. Il naquit le 4 août 1874 à Banon de Fançois-Joseph Bonnefoy et de Mélina Esmieu mes grand-parents paternels. Homme de petite taille, trapu, un brin « ramassé », chrétien convaincu, il allait rester célibataire toute sa vie. D’origine paysanne et pauvre, il vécut humblement.
Pour ma part, née en 1938, je ne l’ai vraiment connu qu’à partir des années 40 alors qu'il avait déjà plus 65 ans.
Maison natale de Titin aux Rivarels
La guerre de 1914-1918 l’avait beaucoup marqué. Les faits qui suivent m’ont été racontés par mes parents qui eux l'ont bien connu. Comme tous les jeunes mobilisés, il était parti à la guerre la fleur au fusil. A cette époque et alors qu'il avait déjà 40 ans, il était toujours promis à Béatrix. La guerre allait transformer sa vie. Ayant des dispositions musicales, il se retrouva premier tambour de son régiment, sonnant les appels et rappels militaires quels que soient les lieux et moments.
Augustin dans son bataillon (avec le tambour)
Ses souvenirs de guerre sont consignés dans plusieurs petits cahiers conservés chez une de mes sœurs.
Extraits des carnet de guerre d'Augustin
Au retour de la guerre, comme tous les «poilus» il était ébranlé mentalement par les évènements vécus sur le front et dans les tranchées. De plus Béatrix s'était mariée à Monsieur Mollet. Aux dires de mon père, cela fut le couronnement de ses épreuves. Il se réinstalla alors chez sa mère auX Rivarels et reprit son travail d’agriculteur sur le modeste territoire qui était le leur. Il commença aussi à se marginaliser. Quand mon père Kléber et ma mère Martha se marièrent (3-05-1927), il dut laisser la place et s’installa alors dans la maison de Castor, à l'écart des Rivarels, et put alors s’aménager ses lieux à lui.
Maison d'Augustin à Castor
De la guerre, il avait gardé l’obsession des morts. C’est pourquoi il ratissait longtemps et partout pour ramasser des os de toutes sortes. Pour stocker ses trouvailles, il construisit un ossuaire en pierres sèches à l'arrière de la maison de Castor. Autour des os, il décora cet endroit avec des couronnes mortuaires qu’il «chipait» sur les tombes du cimetière Banonnais; elles étaient en perles et, de toutes tailles, formaient des fleurs ou des genres de chapelet dans des tons sombres.
Dans sa demeure de Castor il avait installé un «carillon». Pour le réaliser, il avait ramassé, pendant des années, des boites de conserves, des boulons, des ferrailles diverses... Il en avait fait un grand montage sur des cadres verticaux de bois bien solide fixés au plafond de la pièce. Un passage étroit contournait l’édifice. Dans chaque boite, était accroché un boulon,une vis ou autre pièce métallique qui tintait si on l’agitait. Puis toutes ces sonnailles étaient reliées entre elles par des fils de fer qui aboutissaient sur dix anneaux, un pour chacun de ses doigts.
En parallèle, il avait aussi construit ce qu'il appelait des « bourdons ». C’étaient des pièces métalliques plus grosses, creuses, équipées elles aussi de morceaux de ferrailles qui tintaient plus fort que l’attirail précédent et étaient disposées sous le carillon. Toutes ces parties étaient reliées par des câbles à des sortes de pédales qu'Augustin actionnait avec les pieds. Pour mettre en branle tout cet appareillage il avait installé à l’intérieur un siège où il prenait place pour donner ses «concerts» au-cours desquels il chantait l’Ave Maria de Lourdes tout en jouant avec ses mains et ses pieds. Son petit espace était décoré d’une image de la Vierge de Lourdes. Ce charivari raisonne encore à mes oreilles tant il était hétéroclite, bruyant, voire assourdissant, mais vraiment original. Aussi Titin est-il resté dans le souvenir des Banonais et plus loin encore comme le "carillonneur de Banon".
Tous les jours à 7 heures, 12 heures et 19 heures il sonnait l’Angelus. Le son arrivait jusqu’au village et s’ajoutait à l’Angelus officiel sonné par les prêtres du moment. Avec toutes ces musiques, les habitants savaient forcément quelle heure il était !!
Musicien qu’il était, Titin possédait un accordéon, aujourd'hui conservé chez une de mes sœurs, et il composait des chansons qui constituaient son répertoire :
- Lorsque je vis Ninette pour la première fois
- Elle faisait la cueillette des premiers petits pois
- Zonzon est de la fête et ...
Il avait aussi un violon dont il avait enlevé les cordes qu’il jugeait de trop pour n'en garder qu'une. Avec son archet il faisait pleurer son instrument d’épuisement et ceux qui l’écoutaient, de rire. Il est clair qu'il aimait se donner en spectacle.
Il faut dire qu’il vivait de maigres revenus, jouissant seulement d’une allocation d’ancien combattant. Il cultivait ses fruits et légumes. Il stockait des fruits pour l’hiver et j’ai encore le goût âpre dans la bouche de ses sorbes qu’il ne consommait que lorsqu’elles avaient bletti. Pour fumer ses légumes, n’ayant pas d’animaux, il avait fait une trouvaille: derrière la pièce de son carillon, il y avait une petite pièce où était sa couche. A côté du lit, il avait disposé un tuyau qui se terminait par un entonnoir et de l'autre côté traversait le plancher pour rejoindre des bonbonnes qui collectaient son urine nocturne. Quand il arrosait ses légumes avec l’eau puisée au puits, il y ajoutait un peu de ce liquide et le tour était joué. Ainsi il récoltait de très beaux légumes, surtout de belles laitues qui faisaient envie à plus d’un.
D’autre part il cultivait des chrysanthèmes qui lui servaient à fleurir le monument aux morts du village le 11 novembre. Il en remplissait les obus des quatre angles avec l’assentiment de tous.
Au village tout le monde connaissait Titin et le respectait. Certes il avait un comportement bizarre mais il n’aurait pas fait de mal à une mouche. Les maires successifs ont utilisé ses compétences de premier tambour: quand un évènement se présentait, ils allaient chercher Titin qui, avec son tambour, parcourait les rues du village annonçant l’évènement ou la nouvelle du moment. Il était probablement payé comme crieur public. Pour les fêtes citoyennes, 8 mai, 14 juillet, 11 novembre, il suivait le porte drapeau et défilait avec son tambour, roulant des rythmes forts. Les enfants des écoles suivaient, ainsi que les habitants du village. Le son du tambour donnait de la dignité à la cérémonie. Quelquefois il y avait une retraite aux flambeaux et là aussi, il était mis devant la scène, toujours avec ses roulements de tambour.
Quand il faisait un déplacement, toujours à pieds, il revêtait sa « capote » et son calot en gros drap bleu acier, qu’il fermait avec ses deux rangées de gros boutons en métal; il mettait son gros ceinturon de cuir autour de sa taille, il enfilait une musette et sa gourde, chacune à un bras, en ayant soin de croiser les lanières sur sa poitrine. Cette tenue, il l’avait ramenée de son régiment à la fin de la guerre et il la portait pour les grands jours ou quand il partait pour une destination. Il portait de grosses chaussures et tenait un grand bâton. Toujours, il gardait trace de là où il allait sur un carnet qu’il mettait à l’intérieur des barreaux de sa fenêtre, probablement à l’adresse de mon père.
Après la guerre, il fit plusieurs voyages dans l’est de la France. Il disait avoir caché en les enterrant les cloches des églises qu’il avaient vues bombarder, comme pour les protéger. Aller les chercher fit l’objet de plusieurs de ses déplacements en train, son statut d’ancien combattant lui assurant la gratuité des voyages par le rail. Toujours est-il que mon père, quand il démonta le carillon après la mort d'Augustin, récupéra treize cloches soit, est-ce un hasard, autant que nous étions d’enfants. Une d’elles est aujourd'hui à l’entrée de notre maison.
L'été à Banon voyait venir beaucoup d’estivants. Aussi la visite chez Titin était-elle un rite et une distraction quasi obligatoire pour eux. L’après midi, un ou plusieurs cortèges arrivaient à Castor et Augustin ravissait ses hôtes avec son carillon, ses musiques et la visite de l’ossuaire. Il ouvrait le dessus de cette tombe, montrait alors un squelette reconstitué hétéroclite où tous les gros os y étaient, même si le fémur était un os de cheval ou autre. Pour le carillon, l’entrée n’était autorisée que sur le pas de la porte. Le plus souvent, les gens, assis sur les bancs qui étaient sur la terrasse de la maison, se montraient selon leur état d’écoute, attentifs, moqueurs, étonnés… mais jamais désagréables. La visite se terminait par une quête auprès des visiteurs.
Borie d'Augustin à Castor
Les Bories aux alentours des Rivarels sont ses œuvres. A ce titre il est cité dans les manuels de constructions en pierres sèches édités par Alpes de Lumière et sur des sites spécialisés qui ne connaissent pas le Titin comme bâtisseur . En temps ordinaire il portait toujours un béret. Il était pauvrement vêtu. Mes parents, qui lui avaient acheté ses terres et sa maison en viager, lui donnaient régulièrement de la nourriture et quelquefois des vêtements. Lors des fêtes, ils l’invitaient à notre table. Quelques fois il ne voulait pas venir, alors nous lui portions sa ration à Castor.
On s'en doutera, l’hygiène n’était pas son fort. Mais, vivant seul et souvent dehors, cela ne gênait personne.
A la fin de sa vie, mes parents, ayant le souci de son isolement, le firent admettre à l’hospice de Banon (ce après notre mariage en 1958). Il avait du mal à s'y faire et, au début, fuguait souvent chez lui. Une fois on le retrouva dans une ruine, non loin de l’hospice. Il déclina vite puis mourut à Banon le 11 aôut 1961 à 88 ans, sans avoir pu exprimer son malheur autrement que par cette extravagante organisation de vie que je viens de te raconter.
Il avait dû voir tellement d’atrocités et tellement prier pour vivre ou survivre, qu’il nous a dit à sa manière ce qu’avait été sa dure vie.
RMG - mai 2008